Brasil (1981) : un pays, quatre monuments


Brésil, 1981. La dictature militaire est en perte de vitesse après l’essoufflement de sa politique économique libérale, que les répercussions du second choc pétrolier de 1979 n’ont pas arrangé. Les piquets de grève s’intensifient, le gouvernement, lui, n’a pas l’intention de faire de concessions. De nombreux militants et syndicalistes (dont le futur président Lula) finissent derrière les barreaux.  La tension monte. Heureusement que le Roi Pelé est là pour redorer le blason du pays à l’international. Parallèlement, la production musicale a vu plusieurs courants musicaux traverser les âges de la dictature (tropicalisme, balanço, bossa nova…), mais a également subi le contrôle acerbe du régime autoritaire.

Lula, qui prendra la tête du pays près de 25 ans plus tard, harangue la foule de grévistes dans la périphérie de São Paulo [Irmo Celso/VEJA/1979]

Le skeud culte, le « Brasil » de l’irréductible João Gilberto, sort dans les bacs. La carrière du malandro (sorte de crooner à la brésilienne) a déjà bien commencé, aux côtés de larrons comme Antônio Carlos Jobim et Newton Mendonça, tous deux compositeurs-pianistes ; ou encore le parolier « poète et diplomate » Vínicius de Morais. Dès 1958, leur Chega de Saudade est considéré comme le premier LP de bossa-nova… C’est aussi celui qui popularise ce style nouveau, un mélange de samba et de jazz qui séduit massivement la classe moyenne carioca, proposant une alternative au samba, produit musical du morro (collines sur lesquelles s’entassent les favelas de Rio de Janeiro), déjanté et populaire… De quoi faire un peu trop peur aux nouveaux-riches d’antan. En dehors de ça, la bossa propose tout de même un univers musical bien à lui. Basé sur les accords enrichis du choro (style de musique brésilien né au XIXe siècle), et du jazz, sur la rythmique syncopée de la samba et la douceur de vivre à la brésilienne bien typique de la « période Kubitschek » (président de 1956 à 1961), où l’économie brésilienne est florissante. Cette douceur de vivre se retrouve dans les paroles de la bossa nova, abordant des thématiques légères, contemplatives et romantisantes. Le style atteindra son apogée internationale avec le « Getz/Gilberto », enregistré aux Etats Unis en 1964, lors de la collaboration de João Gilberto avec le saxophoniste Stan Getz. Ce disque donnera à la bossa sa renommée planétaire.


De fait, le « Brasil » de Gilberto sort en 1981, bien après cet âge d’or de la bossa, freinée par l’avènement du régime militaire en 1964. Ici, João choisit de collaborer avec Gilberto Gil, Caetano Veloso et Maria Bethânia, qui incarnent la génération suivante de la musique brésilienne et sont les chantres du très hippie et contestataire mouvement tropicaliste. Les musiciens reviennent d’un séjour à l’étranger, forcé dans les cas de Veloso et Gil, dont la musique était trop revendicative pour le régime. João Gilberto, pour sa part, parcourait le monde accompagné de sa guitare, impressionnant au passage les jazzmen américains et européens. Seule Bethânia est restée au Brésil pendant la période 1964-1972, où elle a continué sa carrière musicale.

Pochette de l’album Doce Barbaros (Doux barbares) sorti en 1976 par les tropicalistes Gil, Veloso et Bethania accompagnés de leur collègue de toujours Gal Costa

En 1981, ils ont donc la tête remplie de nouvelles sonorités et de nouvelles harmonies, ils ont gagné en maturité musicale. On est donc sur un album modernisant, contestataire, notamment par la composition même du collectif de musiciens. Il reprend principalement d’anciens succès de la musique brésilienne, parmi lesquels le cultissime Aquarela do Brasil (Ary Barroso), en y insufflant une âme différente. Il flotte un air de retrouvailles pour ces musiciens accomplis, de retour au pays, et désireux de se faire plaisir en caressant leurs racines. Après quelques années passées à l’étranger, les quatre fantastiques se retrouvent à Rio de Janeiro pour enregistrer ce disque brasileiro-brésilien, dans son style musical tout comme dans les thématiques qu’il aborde à travers ses chansons. L’album est définitivement bossa-nova. Pas d’argumentaire métaphorique dénonçant le Leviathan brésilien, ce qui avait pourtant été une des spécialités des trois lascars tropicalistes. Plutôt des reprises smooth à la sauce bossa de chansons déjà reconnues au Brésil, teintées ainsi d’une identité nouvelle. La voix feutrée de João Gilberto est accompagnée des timbres agréables de ses collaborateurs, qui chantent avec lui leur nostalgie (la fameuse saudade brésilienne) de Bahia, la terre dont ils sont tous les quatre originaires, dans Bahia com H  ; No tabuleiro da Bahiana  et Cordeiro de Nana.

De manière générale, les paroles de l’album dépeignent l’aquarelle brésilienne, en sa diversité culturelle, ses différents us et coutumes, ses paysages variés… Mais à travers une fierté qui unit les brésiliens, malgré le panorama d’identités internes au pays. On va de la contemplation pure et dure du Brésil, « terra de samba et pandeiro », sur la première track, à la glorification de la terre bahianaise, de ses portraits typiques et de ses figures iconiques.

La reprise du Standard All of me, originellement écrit par Marks et Simons dans les années 1930, repris maintes fois, notamment par Louis Armstrong, Billie Holliday ou Frank Sinatra, s’intitule ici  Disse Alguém. Ils y soufflent des mots touchants, à deux voix, preuve que les quatre artistes se sont fait plaisir tant dans le choix des reprises que dans la façon de les interpréter. En somme, ce disque est un concentré de douceur, à écouter en contemplant de vastes paysages côtiers ou en rêvant de ces ambiances brésiliennes… Une douceur de vivre inimitable, dont on ne saurait se priver tant ces notes nous la rendent accessible.

La réunion de ces quatre monuments de la chanson, et la reprise de grands classiques nationaux sous un prisme bossa nova, hisse cet album au rang de manifeste de l’âme musicale brésilienne. Il vient s’inscrire dans une dynamique d’émancipation sociétale face aux carcans moraux de la dictature. Sa légèreté, sa douceur et son groove insouciant, signent bien la collaboration d’artistes mélancoliques, réunis autour d’un projet mélomane.

João Gilberto, décédé le 6 juillet 2019 à Rio, incarnait l’une des principales lumières de la musique brésilienne, celle qui diffusera cette fameuse rythmique de guitare épurée menée par ces accords poétiques… La bossa nova ne s’est pas éteinte avec João , mais son âge d’or est passé, et sa flamme semble s’essouffler peu à peu avec le vieillissement de ses pontes.

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