Carnet de voyage en Colombie #2 : A l’assaut des collines


Un long visage étroit à la peau tannée par des hectolitres de soleil, tendue en aplats brillants au niveau des pommettes. Une chevelure argentée, hostile au peigne, tissée de fils noirs, domestiquée par une petite casquette. Un âge que tout dément : la souplesse des gestes, la légèreté de la démarche, les sourires faciles d’une fine bouche qui dit peu et bien ; et les yeux, malicieux ou rêveurs, parcourant les sommets ou les vieux souvenirs, à faire mentir ces allures de chef sioux. Quand Pacho rit, il a le regard farceur du gamin qui vient de faire un bon coup. Il faut en dire quelque chose de ce rire ! Il travaille dans l’imprévu, éclate quand on s’y attend le moins, fait suite aux questions les plus anodines, et quand il est là que faire à part le suivre, ce grand rire gentil et chaud comme une main sur l’épaule ? Pacho ça l’occupe tout entier de rire : il en ferme les yeux et découvre les dents. Quand il en a fini il pousse un sourire d’aise, hoche la tête, et se remet à tirer sur sa cigarette, à toutes petites bouffées.

Pacho vit à flanc de coteau dans une vallée de l’ouest colombien, près du village de Balboa ; autour de chez lui ce sont, à perte de vue, les petits buissons ronds de café, les bananiers bien portants qui exhibent leurs longues feuilles, les explosions de bambous qui grimpent vers le ciel, les routes en lacets à l’assaut des collines. Vers l’est, la vallée du Risaralda et ses champs infinis de canne à sucre ; à l’ouest, une muraille de montagnes garde l’accès à la jungle et au Pacifique. Parfois, dans les plis du terrain, des filets d’eau chétifs vous font signe. Ici et là, comme jetées au hasard dans la vallée, les petites propriétés qu’on appelle fincas, des maisons de briques et de bois aux toits rouges. La nuit les étoiles luisent si près qu’on s’étonne de ne pouvoir les saisir de la main ; les lumières blanches des fincas qui leur répondent paraissent de maigres astres échoués là. Le sentier qui s’amuse le long de la crête est ponctué de regards bienveillants et de conversations distraites, puis il pique raide à travers un bois, longe une étable abandonnée, s’arrête à l’entrée de la combe que Pacho a semée de cabanes en bambous. Il nous attend, assis au milieu d’une pagaille de chiens se disputant ses faveurs ; nous y voilà pour un mois, le gîte et le couvert pour une demi-journée de travail, et le ciel grand ouvert comme compagnon fidèle.

Pacho sait recevoir, aucun doute là-dessus. Le gîte : un étage entier garni de trois balcons. Que faire de tant d’espace ? Celui qui s’ouvre au nord a ma préférence, on s’y assoit à la tombée du jour pour observer les couleurs quitter l’Alto Cielo, le « Mont du Ciel » voisin. Avec cela, un lit spacieux, dans lequel on dort bien malgré la moustiquaire qui laisse passer tout ce que la région a d’insectes, et une petite salle de bain. Et le couvert : des bols de bouillon par dizaines, des assiettes débordantes d’œufs, de haricots rouges, de galettes de maïs et de tranches d’avocat, de quoi combler un régiment ! On se réveille aux aurores, partage un café en écoutant les nouvelles ; parfois Pacho, d’humeur mélomane, leur préfère un petit canal de Balboa qui diffuse salsas et cumbias, et s’étonne de nos mines réjouies.


C’est autour du café que nous rejoignent Eduardo et Wilmar qui travaillent sur le domaine. Un duo comique de cinéma muet : Wilmar, grand, mince, barbu, commente les informations en remuant, nous salue jovialement, s’intéresse à la France. Qu’est-ce qui pousse par là-bas ? Combien d’heures d’avion de Paris jusqu’ici ? Des yeux noirs bouillonnent au fond de son visage creusé. Eduardo, trapu, glabre, ventripotent, ne dit rien mais n’en pense pas moins. Il promène partout un demi-sourire énigmatique qui, bien souvent, fait office de seule réponse aux questions qu’on lui pose. Ils sont tous deux couverts de cicatrices et en sont fiers : celle-ci est due à une chute sur un barbelé … Celle-là à un coup de machette maladroit … Les mots sont rares et traversent l’air frais comme des averses fugaçes : encore bien endormis devant nos tasses qui fument, on apprend doucement le prix du silence.

Le café terminé, nous montons au pâturage pour donner à boire à un troupeau de vaches amicales, qui viennent nous réclamer des caresses du bout du museau. Le soleil monte en pâlissant dans un ciel plein d’oiseaux ; bientôt il sera gros et pèsera lourd sur nos épaules. Loin à l’ouest, le sommet du Tatama nous toise du haut de ses quatre mille mètres. Ici les journées respirent, elles se tiennent droites au lieu d’être courbées les unes sur les autres ; dans ces vallées où les saisons n’existent pas, où tout le monde voudrait oublier le passé et où personne n’a foi en l’avenir, le temps s’efface, l’instant s’installe. Un tel rythme vous donne le goût de l’euphémisme et de la nuance, doublé d’un certain fatalisme insouciant : puisque rien ne change jamais qu’en pire on évite le péremptoire. La semaine dernière le vétérinaire a charcuté les veaux en voulant les castrer, il nous faut laver leurs plaies lors de nos visites quotidiennes. Alors que je mets ses compétences en doute, Wilmar me répond d’un solide : « dans son métier, certains sont meilleurs ». Une vérité si nette se suffit à elle-même et nous terminons notre route sans ajouter un mot.

Les bovins satisfaits, on redescend vers la finca où Pacho nous prépare le petit déjeuner, puis on en repart repus à rouler dans la pente. Au travail à présent ! Selon le jour on se dirige vers les plants de café pour la récolte, ou on empoigne la machette pour tailler les bananiers et désherber les champs. Les chiens nous accompagnent tout contents en amenant le désordre avec eux : ils coursent les poules, aboient quand ça leur chante, nous observent transpirer, l’air épanoui et la langue pendante ; de bons copains en somme. Un mot sur le café. La variété de la région est excellente : on cueille ses fruits, petites boules rouges qui craquent sous le doigt, on leur ôte une première coquille, on les fait sécher en serre quelques jours pour en extraire les grains, qu’on apporte par sacs de vingt kilos à la coopérative de Balboa … et on en perd la trace. La torréfaction a lieu dans des usines lointaines dont personne ne sait rien ; le café est exporté vers l’Europe et les États-Unis ; celui qu’on boit ici est si mauvais qu’on le noit dans le sucre.

Ce jour là, après le travail, quelques échos caribéens viennent nous récompenser.

Mais midi arrive, et avec lui un soleil furieux, qui fait vibrer l’air et cuire les imprudents qui restent à sa portée. Dans un dernier effort on ramène sur l’épaule les sacs chargés des précieux grains, puis on s’installe à la terrasse sous le toit de bambou pour conjurer les rayons, et remplir à nouveau une panse déjà bien pleine. Voilà l’après-midi ; elle est à nous. C’est l’heure des promenades, des lectures, des parties d’échecs et de domino. On cajole le chat, ce drôle de félin qui refuse catégoriquement de sortir de la cuisine . Il a perdu tout instinct de prédateur à force de vivre trop près des hommes dont il a, par mimétisme, adopté certains comportements : chat-commère quand il s’accoude à la fenêtre pour regarder couler les choses ; chat-boutiquier quand il s’endort dans les placards sur les sacs de riz, comme pour les surveiller. On discute avec Pacho que tout intéresse et qui se tient très au fait des mouvements du monde. Il nous parle des derniers résultats du Barça, de sa vie de pêcheur à Montauk aux États-Unis, où il est entré il y a quarante ans en oubliant de se présenter à la douane, et des extraterrestres. « Ce serait bien qu’ils arrivent enfin, ceux-là, pour qu’ils mettent un peu d’ordre. Les gens sont malheureux ici. »

Ce matin, autour du café, les visages sont fermés. Les voix qui s’échappent de la radio parlent vite et dur, des voix de mauvaises nouvelles. Accusant le gouvernement de ne pas respecter ses engagements, bon nombre de chefs de la FARC annoncent leur retour à la lutte armée ; parmi eux, plusieurs négociateurs de l’accord de la Havane. Après trois ans de promesses, de reculades et de mensonges, le processus de paix s’effondre un peu plus sur lui-même ; Wilmar hausse les épaules, maussade, et change de canal. Un peu de musique recouvre la résignation et ramène les bons mots.

L’après-midi venue, en route vers la ville qui paresse sur l’autre versant de la vallée, pour quelques courses à faire. On lève le pouce sur le chemin de terre et l’on saute à l’arrière d’un pick-up qui y amène des régimes de bananes. Balboa, deux mille âmes, n’est en réalité qu’une seule rue, un trait de béton qui fuse droit de l’église au parc municipal. En la traversant, on y rencontre deux vieux qui se claquent les cuisses, des morceaux de ferraille à l’entrée d’un garage, un ton qui monte autour d’une partie de cartes, une odeur de poulet trop rôti, un policier qui dort et des enfants qui dansent. Les élections approchent, et d’une façade à l’autre des visages maquillés aux sourires en plastique s’échangent leurs slogans. Partout les mobylettes vrombissent et pétaradent. Il est déjà bien temps de reprendre la route : le soleil épuisé se laisse tomber sur l’horizon en rougissant. On profite d’une jeep pour redescendre au creux du val puis on s’engage sur la piste qui remonte de l’autre côté ; dans le demi-jour les montagnes prennent des airs d’estampe japonaise. En plissant les yeux, on distingue des perroquets vert pomme qui se chamaillent, et, derrière eux, des jonques dans les nuages. Les collines s’agitent et leurs ombres s’allongent ; on les imagine volontiers peuplées de petits êtres espiègles et chapeautés … C’est la nuit maintenant, une grande nuit ourlée de bleue et crevée d’aboiements. Dans le fond de la plaine des villes s’éveillent en grands halos orange : Manizales au nord, et Pereira à l’est. Quand on croise des maisons, des chiens qui vous en veulent se dressent devant les porches pour vous grogner dessus ; les plus petits vous donnent la chasse en trottant, courageux à leur manière, d’un courage obtus et risible de propriétaire inquiet. Que penser des chiens ? Il y a des chiens sauveteurs et des chiens d’aveugle, c’est entendu ; mais pour chacun d’entre eux il y a aussi un chien policier. On descend dans les bois en donnant la main à la lune, pour retrouver Pacho assis devant chez lui. Une cigarette coincée entre les dents, il fredonne une salsa qui passe à la radio. On prend place sans un bruit puis, quand le morceau prend fin : qu’est-ce que c’était ? Le silence s’installe, puis se dégonfle. « Ça, hijo mio, c’est El Forastero, de Nelson y sus Estrellas. Un classique … »

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