Rio de Janeiro, juillet 1972. Au moment le plus prolifique de sa carrière solo, Eumir Deodato enregistre la section rythmique de l’album Os Catedraticos 73, sans doute son disque le plus virtuose. De retour à New York où il vit depuis quelques années, il confie la section cuivre à l’orchestre du label de Creed Taylor, CTI.
Deodato baigne alors dans le bouillon interculturel du New York du début des années 1970, où ses influences bossa se diluent dans un joyeux mélange de jazz, de funk, de soul et même de rock. A l’image de son interminable carrière d’arrangeur, il montre sur cet album une compréhension rare des structures rythmiques et mélodiques, une posture de technicien qui lui permet de synthétiser à merveille plusieurs influences musicales, venues des deux côtés du continent américain.
Autodidacte prodigieux, il a déjà collaboré avec de grands noms en tant qu’arrangeur. En 1967, seulement âgé de 25 ans, il est repéré par Antonio Carlos Jobim qui l’emmène en Californie pour travailler avec Frank Sinatra. Il signe l’année suivante avec CTI et quitte définitivement le Brésil pour s’installer à Manhattan, où il fréquente les clubs de jazz et se lie d’amitié avec un autre immense claviériste et père fondateur du jazz-funk : Herbie Hancock. C’est l’âge d’or du jazz-fusion (qu’on appelle alors plutôt jazz-rock), faisant la part belle aux mélanges des genres et au piano électrique, notamment le mythique Fender Rhodes que l’on retrouve sur sa non-moins mythique interprétation de la symphonie de Richard Strauss, Also Sprach Zarathustra (Prelude, 1973).
Commercialisé dès les années 1940, le Fender Rhodes monte en puissance dans les années 1960 pour devenir une petite révolution au tournant des années 1970. On le retrouve par exemple dans l’univers du rock, au bout des doigts de Ray Manzarek sur le morceau iconique des Doors, Riders on the Storm (L.A. Woman, 1971) ou chez Frank Zappa. Du côté du jazz, il incarne à lui seul tout le mouvement du jazz-funk grâce à la virtuosité de jeunes claviéristes comme Hancock, Chick Corea, Keith Jarrett et… Eumir Deodato. Tous les amateurs et les nostalgiques frissonneront dès les premières sonorités distordues du synthétiseur, comme sur ce morceau live de l’album Deodato 2 (1973) : Super Strut.
Avec Os Catedráticos 73, Deodato marque son retour sur un label carioca, Equipe, et signe sept compositions originales, tandis que les autres morceaux sont des reprises d’artistes brésiliens comme Marcos et Paulo Sergio Valle (Flap, Puma Branco) ou Pacífico Mascarenhas (O jogo). Le titre de l’album fait d’ailleurs référence au groupe Os Catedráticos avec lequel Deodato fait ses débuts sur le label en 1964 – à voir également l’excellent Ataque (1965) ! – et dont on retrouve uniquement le bassiste, Sérgio Barrozo, seul survivant dans cette nouvelle formation nord-sud. L’album fait le pont entre les deux hémisphères en incorporant avec éloquence les percussions bossa nova et la pesanteur de velours des cuivres des jazzmen de la CTI.
Arranha Céu, le morceau le plus explosif du disque,ouvre le bal sur une délicieuse ligne de basse funk à partir de laquelle se construit un cocktail instrumental frénétique. Le reste du disque navigue plutôt en eaux calmes, d’une balade élégante à l’autre, où le fameux Fender tient toujours le rôle principal. On se laissera néanmoins surprendre par des morceaux comme Menina ou Extremo Norte, dont les introductions mélancoliques et cuivrées laissent place à un groove aussi entrainant qu’inattendu.
Intelligemment produit, l’album s’écoute en s’oubliant, un peu bercé, avant de se laisser emporter ponctuellement par un solo de clavier ou de trompette particulièrement jubilatoire. Il fait l’effet d’une capsule temporelle vers un Rio un peu plus méconnu des années 1960, où la musique instrumentale était sans doute moins valorisée. Peut-être est-ce parce qu’il fut instrumentiste et non chanteur qu’il ne connut pas le même succès populaire que nombre de ses contemporains ?
Malgré une carrière solo qui fatigue dès la fin de la décennie, Deodato n’en demeure pas moins un immense musicien touche-à-tout, le plus américain des Brésiliens, le monstre sacré des arrangeurs avec plus de 700 collaborations, comme sur ce morceau de Kool & the Gang, où l’on s’amusera à retrouver sa patte.