C’est au travers d’un pare-brise poisseux d’humidité qu’on aperçoit l’avenue Sucre. Artère principale de la capitale Vénézuélienne, elle est comme à son habitude chargée d’automobiles américaines vieux style, produit de la course en avant impulsée par l’importation de masse dans laquelle s’était lancée Caracas après la découverte de ses immenses réserves d’or noir. C’est effectivement avec une certaine aigreur qu’on songe à ce modèle économique qui a délaissé son industrialisation et son agriculture performante, faisant le choix de ne rien produire sur son territoire et tout importer pour la consommation nationale en puisant dans ses réserves de pétrodollars. Choix décisif ayant dressé la nation Bolivarienne au rang de premier peuple pétrolier au monde, dont la prospérité dépend des cours du prix du baril… Cette configuration eut l’audace de produire une oligarchie commerciale surpuissante, important des hectolitres de whisky écossais et tenant les rênes du pays (avec la complicité des régimes militaires se succédant au gouvernement). En 1950, dans ce contexte aux airs féodaux, Moisés Daubeterre (futur fondateur de Grupo Mango) vient au monde dans le quartier Petare, secteur périphérique de la tentaculaire Caracas.
En 1975, alors que le premier opus du groupe sort dans les bacs, le pays a remis la main sur ses réserves d’or noir et bénéficie des tarifs à la hausse du premier choc pétrolier. Dans une période pleine d’espoirs et de renouveau, une nouvelle industrie musicale nait au Venezuela, celle de la salsa.
Après un véritable boom culturel porté par les communautés latino-américaines de New York dès les années 60, la salsa intègre pleinement l’identité caribéenne, que les îles et les côtes s’appliquent à se réapproprier. Et pour cause, se développeront par la suite ses variantes portoricaine, cubaine, dominicaine… et entre autres, la salsa vénézuélienne.
La diffusion de ce groove si particulier a permis aux territoires caribéens de s’affirmer comme lieux de création musicale, s’appliquant à cultiver le talent des orquestras bailables (orchestres dansants), qui se produisaient principalement sur scène avec pour objectif d’ambiancer les danseurs, et dont l’objectif d’enregistrer un disque restait secondaire, quasiment jamais atteint. Les années 70 et le grand boom de la salsa ont de ce fait intégré l’identité sociale des barrios (quartiers pauvres latinos) des grandes villes caribéennes à la production musicale. En revanche, la diffusion massive sur les ondes radio des grands tubes de la salsa au Venezuela (La Murga de ce cher Willie Colón, El Ratón de Cheo Feliciano) avait modifié le rapport à ce nouveau groove. La signification de la salsa ne traduisait plus ni réalité sociale ni identité particulière, mais plutôt un rythme dansant, son aspect étasunien étant en quelque sorte gage de qualité et de distinction. La réappropriation de la salsa au Venezuela dut passer par les accomplissements d’artistes originaux, faisant valoir une âme caribéenne authentique sur ce qu’elle était déjà.
Portée par un musicien prophétique, à la manière de Fruko en Colombie, la salsa vénézuélienne est d’abord largement incarnée par la figure d’Oscar d’León. Véritable flèche du mélorythme sur sa contrebasse, ses talents de sonero (chanteur de salsa) lui feront acquérir une renommée internationale, marquant le monde de sa grosse moustache qui laissait échapper une voix agréable professant de mélancoliques proses. Il fera partie de plusieurs formations musicales avant de monter son propre ensemble.
Au moment où D’León commençait à sortir ses premiers albums avec Dimensión Latina (son groupe d’antan), un groupe d’habitués de la fièvre salsera du monde bohème de la nuit Caraquègne, se réunissait sur des scènes urbaines pour jouer jusqu’au matin. Après avoir satisfait les danseurs, les futurs membres de Grupo Mango développaient leur véritable talent tard dans la nuit, devant les ultimes mélomanes, obstinés à écouter ces musiciens se faire plaisir lors d’improvisations frénétiques jusqu’à l’aube, au milieu d’un nuage de fumée de cigarette humant le rhum et le cannabis.
Une créativité hors du commun émanait de ces six excellents musiciens, Grupo Mango naissait petit à petit, de répétitions non-officielles sur scène en expérimentations sonores et harmoniques, portées par la figure du pianiste/chanteur Moisés Daubeterre, surnommé « Ajoporro ». Artificier instrumentiste, Ajoporro véhiculait l’identité visuelle du groupe, tant la structure de leur musique était tournée autour de ce moustachu chapeauté, à l’honneur dans un morceau éponyme :
Daubeterre est d’ailleurs toujours présent sur la scène vénézuélienne et continue à produire de la musique aux côtés de formations plus récentes. On reconnaît le géant chapeauté au piano :
Le Groupe Mangue a su produire une salsa créative et qualitative par diverses expérimentations. On ressent les influences des harmonies jazz dès les premières notes de l’album, qui ouvrent le bal avec une complexité mélodique saisissante. La structure des morceaux est aussi fortement marquée par le format des standards de jazz, évoquant un thème principal, chanté ou non, suivi d’une prise de parole alternative où tous les instrumentistes s’expriment sur la grille, toujours rythmée par un groove colorant les accords de cette identité syncopée, aux aspects latin-jazz convaincants. La présence du vibraphone de Freddy Roldán parmi les instruments rappelle le sextet Newyorkais de Joe Cuba, souvent comparé à celui des vénézuéliens, par la configuration similaire des deux sextets. Toutefois, dans Grupo Mango, le vibraphone a un rôle bien plus essentiel dans l’instrumentation, il remplace souvent les thèmes usuellement entonnés par les cuivres, entretenant un dialogue avec le piano de Moisés Daubeterre, et s’impose comme un soliste à part. Autre particularité du premier album, la guitare électrique de Leo Quintero, aux airs de Carlos Santana (qui composait à la même époque), apporte un fin tissu saturé, dissimulant sur le disque quelques mélodies jazz alternant gammes pentatoniques et motifs chromatiques employant à merveille quelques notes bleues.
Ces nombreuses libertés dans la production donnèrent à la bande de salseros une identité avant-gardiste, avec des morceaux portés sur l’instrumental, aux sonorités modernisantes :
Dans leurs débuts populaires parmi de nocturnes mélomanes, les six musiciens finiront reconnus aux Etats Unis comme l’un des meilleurs sextets du monde de la salsa par Record world International Latin Awards, un an après la sortie du premier album. Ils conserveront d’ailleurs une place de choix parmi les aficionados du style. Connu parmi les connaisseurs, Grupo Mango mérite sa place de choix dans le monde de la salsa, tant leur créativité a pu les distinguer des prototypes standardisés qu’avait produit le grand boom salsero des années 70.