Guillermo Portabales – Aquellas Lindas Melodías (1972)

Si la salsa est omniprésente dans les villes cubaines, où elle maintient les danseurs éveillés jusqu’à l’aube, la musique guajira, elle, règne sur les campagnes.  Parvenu aux oreilles des paysans dès les années 1930, ce genre musical est dérivé du punto : ses racines sont à retrouver dans l’immigration espagnole qui, venant des île Canaries et de l’Andalousie, s’installeà Cuba entre les XVIe et XVIIIe siècle. Ces nouveaux arrivants amènent avec eux leurs rêves de richesse comme leur culture musicale, et dans l’île se répandent leurs poésies chantées, souvent improvisées, accompagnées d’un ensemble d’instruments à cordes : guitare, tres, tiple, laúd. A Cuba, terre de mélanges, le punto rencontre les percussions des cultures indigènes ; de cette fusion émerge un nouveau genre et, à travers lui, une identité culturelle propre à l’île. L’imaginaire de la guajira cubaine est celui des plantations de tabac et de canne à sucre ; celui des champs fertiles s’étendant à perte de vue. Cette musique est née à l’est de l’île, et les thèmes convoqués, empreints de mélancolie, sont ceux de la vie paysanne ; les joies et les peines de la vie dans les champs, ses difficultés économiques, ses paysages aux mille couleurs. La guajira adopte également la quiétude d’une journée de campagne : sa cadence est lente, immuable, contemplative, elle met en valeur le récit du chanteur et se démarque des autres styles musicaux de l’île, aux rythmes rapides et sophistiqués.

« Le ruisseau qui murmure », interprétée par Guillermo Portabales, est souvent présentée comme la première guajira. Elle a été écrite par le pianiste et compositeur cubain Jorge Anckermann à la fin du XIXème siècle.

L’album Aquellas lindas melodias, compilation de chansons de Guillermo Portabales, constitue l’une des plus illustres manifestations de ce genre musical.  De son vrai nom José Guillermo Quesada del Catillo, le compositeur est né en 1911 à Rodas, dans les environs de Cienfuegos. Il apprend très jeune à chanter en s’accompagnant à la guitare, et c’est à l’âge de 17 ans qu’il abandonne son travail dans une imprimerie pour se consacrer pleinement à la musique. Il fait ses débuts en 1928 sur une radio de Cienfuegos : il y interprète des tangos, boleros, et guajiras et le succès qu’il rencontre avec ces dernières le conduit à se cantonner à ce style. Son apport à la guajira est considérable : par son jeu élégant et sa voix si caractéristique, il impulse une nouvelle dimension au genre en lui ouvrant les portes des salons, des théâtres et des salles de concert. Portant ainsi la voix des campagnes dans les villes, il est surnommé « El rey de la guajira de salón », et consacré comme l’inventeur de ce nouveau genre musical.


Si les compositions du chanteur sont peu nombreuses, El carretero est néanmoins devenue l’un des emblèmes de la guajira, reprise notamment en 1997 par la formation Buena Vista Social Club. Composée dans les année 1930 et rythmée par le son des claves matérialisant le pas d’un cheval, la chanson nous transporte dans cette campagne cubaine aux côtés d’un charretier (carretero) ;  à son écoute vous viennent des images de vallées aussi verdoyantes qu’apaisantes. « Ay, por el camino del sitio mío, un carretero alegre pasó / En su tonada que es muy guajira, y muy sentida alegre cantó  / A caballo vamos pa’l monte, a caballo vamos pa’l monte” “Sur le chemin de chez moi, un charretier, heureux, est passé / De son timbre si paysan et si simple, joyeux, il a chanté / A cheval, allons vers les collines … ».

Issu du même décor, le morceau Al váiven de mi carreta dépeint une réalité moins paisible : écrite en 1936 par Nico Saquito, elle chante les peines du paysan et la misère économique auquel il fait face. « Eh, trabajo pa’ no sé quién / Que refrán más verdadero / Sudando por un dinero / Que en la mano no se ve, ya ves”. “Eh, je travaille pour je ne sais qui / Quel proverbe est plus vrai / Transpirant pour de l’argent / Qui ne se retrouve pas dans ma main ».

D’autres de ses interprétations sont des déclarations d’amour déguisées pour ses terres natales : personnifiant son île sous les traits d’une paysanne cubaine, Junto al palmar del baíjo, Amorosa guajira ou encore Romance guajiro, sont des hymnes glorifiant ces terres généreuses et sauvages.

Le chanteur nous partage également une version de la guajira bien connue Guantanemera. Ecrite en 1928 par Joséito Fernández à partir d’une vieille mélodie andalouse, cette ode au paysan, au pauvre et à la sincérité est devenu un monument de la culture musicale cubaine, et même mondiale, comme en attestent ses diverses reprises. De Gabor Szabo à Joe Dassin en passant par Joan Baez ou Célia Cruz, il existe d’innombrables versions de cette guajira, qui sont autant de visions de ces terres chaleureuses.

The Fugees & Wyclef Jean nous livrent leur version de Guantanamera, avec la voix sublime de Lauryn Hill.

Les mélodies de Portabales ont voyagé dans les Amériques : à Puerto Rico où, fuyant la révolution cubaine, il s’est installé dès 1953, comme en Colombie, au Vénézuela, aux Etats Unis, au Panama, au Pérou ou encore en Equateur, il a promené ses airs emprunts d’une douce mélancolie. S’il meurt tragiquement à Puerto Rico d’un accident de voiture en 1970, ses morceaux, eux, font toujours vibrer les campagnes sud-américaines.

Comme dernier hommage à cette île dont la richesse musicale n’est plus à démontrer, Guillermo nous emmène à Siboney, petit village bordé par la mer des Caraïbes, et on s’y sent plutôt bien.


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