Orchestra Dicupé : les étoiles filantes de la salsa (1972)


Une rue de Brooklyn pendant l’hiver 1972. Le long des murs de brique rouge, les bouches de gaz crachent une fumée blanchâtre qui se confond avec les flocons qu’elle croise ; sur les trottoirs des tas d’ordure s’amoncellent au pied des réverbères. Ici et là se dressent des braseros et à leur maigre lueur on distingue de vagues silhouettes aux mains tendues. L’une d’entre elles remonte la rue à vive allure. L’homme porte un grand manteau qu’il tient serré contre lui et un étui qui repose contre sa cuisse. Il peste contre la neige qui l’aveugle et lui fait perdre sa route, il peste contre le froid qui paralyse son corps et ralentit son esprit ; cela fait une quinzaine d’années maintenant qu’il vit à New York mais il pense toujours avec mélancolie à la chaleur des plages de Puerto Rico. Il peste surtout parce qu’il est en retard, très en retard, que tout le groupe doit l’attendre, que son ami Johnny Almendra doit se maudire de l’avoir recommandé aux frères Dicupé.

Il s’arrête soudain devant l’entrée d’un club, signalée par une enseigne aux néons qui clignotent ; le voilà enfin arrivé. Il frotte ses mains engourdies et se dirige vers la porte devant laquelle le toise un vigile.

« – Je suis Mario Librán, le bongocero de l’Orchestra Dicupé.

– Le concert est déjà commencé …

– Je sais ! »

Mario pénètre en hâte dans le club, jette ses affaires au vestiaire et se rue vers la piste de danse. Ici, le froid n’a plus sa place : dans l’obscurité moite les corps virevoltent et s’enlacent, les couples se font et se défont, les hanches frétillent et les danseurs rivalisent d’acrobatie. Sur la petite scène les musiciens transpirent à grosses gouttes. Sur la gauche, Luis Esquilín plaque fiévreusement des accords sur son piano ; au centre Johnny Vásquez balance le micro avec des gestes souples de félin, sa voix sensuelle s’élève au-dessus de celles des choristes et se promène d’octave en octave en chantant ses peines de cœur et son amour de son île natale. A droite Freddy et Edil Dicupé lancent tour à tour des assauts de trompette qui zèbrent l’air d’éclairs cuivrés et chacun va chercher de nouvelles notes plus puissantes et plus agressives que le précédent dans une joute fraternelle qui tétanise la foule. A l’arrière, la section rythmique impose un tempo frénétique ; Mr Ted impassible derrière ses congas, Mike Amitín à la basse ronronnante, son ami Johnny frappant ses timbales de ses fines baguettes. Il ne manque plus que lui. Mario se fraie un chemin à travers les danseurs, monte sur scène, adresse un signe de tête à Edil, le leader du groupe ; celui-ci, au milieu d’un trille de trompette, ne le remarque même pas. Il extirpe ses bongos de son étui et prend place aux côtés de Johnny qui lui hurle à l’oreille « Tu entreras au prochain break ! ». Il caresse les membranes des tambours alors qu’il sent l’excitation le gagner peu à peu. C’est la première fois qu’il joue avec le groupe et il ne connaît pas un seul de leurs morceaux ; mais il est sûr de son talent, lui qui tout gamin déjà parcourait les villages portoricains pour jouer dans les anniversaires sur des boîtes de conserve vides, et sait qu’il pourra improviser. Soudain, sur un geste d’Edil, la musique s’arrête, les danseurs se raidissent, le temps se fige l’espace d’un instant … Johnny Vásquez s’ébroue et ramène le monde à la vie par une note de soprano tenue sur de longues secondes. La musique reprend de plus belle, tous les musiciens à l’unisson et Mario avec eux ; la trance s’étirera jusque tard dans la nuit sans fausses notes. Ce soir, les frères Dicupé ont trouvé un bongocero à leur niveau ; l’orchestre est maintenant au complet et peut se consacrer à l’enregistrement de son premier disque.



L’histoire de l’Orchestra Dicupé se confond avec celle de la salsa en général, et plus particulièrement avec celle du label new-yorkais Fania, qui a fait vivre ses plus belles heures au genre : c’est une histoire de voyage, depuis Puerto Rico jusqu’à la Grosse Pomme, une histoire de métissage et d’excellence musicale, et, avant tout, une affaire de famille. Freddy, l’aîné de la fratrie Dicupé, naît en 1936 à Lares au centre de l’île caribéenne, au sein d’une famille de musiciens ; il est initié à la trompette par son oncle Alfonso. Il étudie le solfège, reçoit sa première trompette à l’âge de neuf ans, et, dès ses treize ans, parcourt l’île pour donner des concerts avec le groupe Los Diablos del Caribe. Son frère Edil vient au monde en 1946 ; c’est Freddy qui se chargera de son éducation musicale et lui transmettra sa passion pour son instrument fétiche. En 1956, la famille déménage à New York, comme tant de portoricains qui vont s’entasser dans les banlieues du Bronx, de Brooklyn et de Spanish Harlem dans l’espoir de trouver du travail. Alors que le jeune Edil entre au conservatoire, Freddy découvre le milieu de la musique latine, tisse des liens d’amitié avec de nombreux musiciens, participe à la création de ce joyeux mélange de jazz et de rythmes afro-cubains qui donnera naissance à la salsa. Il joue avec le Conjunto Guayama à partir de 1962, puis devient première trompette dans le groupe de Pete Hernandez en 1965. Pendant les concerts, lors des moments d’improvisation, il invite souvent Edil à le rejoindre sur scène et c’est là que les deux frères peaufinent leurs dialogues musicaux endiablés.

En 1970, la salsa et le label Fania règnent sur la ville et s’apprêtent à partir à la conquête du monde ; le supergroupe Fania All-Stars, qui regroupe les musiciens les plus célèbres du label, sera créé l’année suivante avant de partir pour une tournée internationale triomphale. Les frères Dicupé, forts de leurs multiples expériences et collaborations, décident qu’il est temps pour eux de devenir les leaders d’un groupe et, en parallèle de leur travail de trompettiste dans d’autres formations, créent l’Orchestra Dicupé. Les membres du groupe sont recrutés parmi leurs amis et leurs connaissances. Les débuts du groupe sont modestes : les répétitions se déroulent d’abord dans le salon familial, puis, du fait des plaintes des voisins, dans la cave d’une église ; les premiers concerts ont lieu dans des clubs mal famés. Peu à peu, le groupe gagne en notoriété, surtout après l’arrivée du bongocero Mario Librán, et en 1972 il joue dans les plus grands clubs de musique latine de New York. C’est au Cheetah, salle de concert mythique, qu’ils sont repérés par Larry Harlow, le « Juif Merveilleux », pianiste de génie et l’un des cadors de Fania, qui leur propose d’intégrer le label pour un premier disque.

Les frères Dicupé ont touché le gros lot : ils ont désormais accès aux meilleurs studios de l’époque, Harlow en personne se propose d’être leur producteur, et les dirigeants du label, pour faire de la publicité au groupe qui manquait de personnalités connues du grand public, décident de faire participer au disque deux chanteurs de la Fania All-Stars, Ismael Quintana et Ismael Miranda, en tant que choristes. L’enregistrement se déroule au cours de l’année 1972 dans une effervescence créative qui voit de nombreux musiciens se presser dans le studio : la plupart des chansons sont composées par le pianiste Luis Esquilín, Mario Librán se charge des paroles. Puisqu’Esquilín n’est pas un soliste confirmé, Harlow quitte plusieurs fois sa casquette de producteur pour aller enregistrer lui-même les solos de piano et de vibraphone. Plusieurs chanteurs se relaient derrière le micro : les morceaux lents, proches des boleros cubains, comme El Viejo Alonso ou Me Voy Para Siempre, sont assurés par Frank Javier ; lors des chansons plus rapides telles que Recordando ou Mundo Perdido, il est remplacé par l’éblouissant Johnny Vásquez.


Discussions en studio lors de l’enregistrement du disque. De gauche à droite : Edil Dicupé, trompettiste et leader du groupe ; Larry Harlow, producteur ; Ismael Miranda, choriste.

 Dans ce disque, sobrement intitulé « Orchestra Dicupé », s’exprime une salsa qui peut sembler classique mais qui comporte en réalité de nombreux éléments marquant l’originalité du groupe. Le premier d’entre eux tient à sa section de cuivre formée par les deux frères, composée de deux trompettes tantôt complices tantôt rivales et d’aucun trombone. L’influence d’Esquilín se ressent aussi profondément, par ses gimmicks de piano récurrents, qui parfois constituent à eux seuls l’introduction d’un morceau comme pour Aguantate, et par ses choix audacieux de composition : dans plusieurs morceaux, comme Inferibious, les voix n’entrent pas sur le thème, phase mélodique traditionnelle, mais directement sur le montuno (phase de questions/réponses entre les chœurs et le soliste), ce qui permet à Vásquez de déployer immédiatement toutes ses capacités d’improvisation.  

Ce premier disque semble être le début d’une carrière longue et prometteuse, aux côtés des étoiles du label : les concerts s’enchaînent, les répétitions pour le deuxième disque également. Pourtant, en l’espace de deux ans, tout s’effondre. Le comportement d’Esquilín, qui accumule les retards, conteste les décisions des Dicupé, désire devenir le leader du groupe et impose sa femme comme bassiste malgré son piètre niveau, déclenche une crise au sein du groupe qui mène à son exclusion. L’ambiance se détériore, les musiciens vont et viennent, le prodige Johnny Vásquez abandonne le groupe pour rejoindre celui de Andy Harlow, frère de Larry. Lorsque Aquí Llegamos est enregistré en 1974, tous les musiciens ont changé à l’exception des deux frères et de Mario Librán ! Ce deuxième disque sera aussi le dernier. La carrière de l’Orchestra Dicupé a donc implosé en plein décollage ; pourtant, malgré sa brève existence et sa maigre discographie, le groupe reste aujourd’hui aussi impressionnant que durant son heure de gloire grâce à l’originalité de son répertoire et la qualité de ses compositions.


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