Si l’on pose notre regard sur le long XXème siècle, impossible de nier la spectaculaire évolution du secteur musical. Du côté de l’industrie, de la composition comme du progrès technique. Du phonographe à la compression mp3, de la musique baroque à la funk fusion, on y voit sans réserve le plus beau siècle pour la musique. Cette évolution brille par plusieurs périodes phares où les mutations s’accélèrent. A titre illustratif l’invention de la guitare électrique en 1928, les formats de disques 45 tours puis 33 tours et l’apparition de l’album comme process artistique, ou l’invention de la Cassette audio et le début des compositions de playlists par l’auditeur. Si le progrès technologique a alimenté l’évolution de la production musicale, la composition en elle-même s’est également nourrie de quelques décennies prolixes.
Les années 1970 furent l’incubateur de nombreuses tendances musicales. Avec pour figure de proue les expérimentations sonores du psychédélisme, la décennie a mis au monde les recherches musicales au sens propre : l’étude de nouvelles matrices harmoniques et mélodiques, l’étude des partitions et leur modernisation au moyen des diverses influences musicales mobilisées par les artistes.
Les grands standards du jazz voient leurs grilles remaniées par le modern et la fusion. Chaque corps d’instrumentiste verra de véritables artificiers sublimer la musicalité du jazz traditionnel : David Bendeth, Stanley Clarke et Jaco Pastorius et leurs lignes de basse rythmo-mélodiques, Al DiMeola, Pat Methenny et Mike Stern et leurs solos de guitare atonaux, Chick Corea, Lonnie Liston Smith et Herbie Hancock pianotent des notes bleues sur leurs Fender Rhodes… La liste est longue et truffée de figures talentueuses, y compris en Amérique Latine.
Du côté du Brésil, la focale du jazz nous ferait évoquer Cama de Gato, Azymuth ou Ana Mazzotti, mais ce n’est pas mécaniquement dans ce style musical que brille l’étoile de sa musicalité : c’est bien à travers la Bossa-nova et son boom planétaire des années 1960, que l’on pense lorsque l’on évoque le génie musical brésilien.
Parfois nourri par un imaginaire idéaliste[1], le début des années 60 à Rio est tout de même le théâtre de la douceur de vivre que l’on attribue au pays. Les expériences de modernité se multiplient (Brasilia nouvelle Capitale à l’architecture futuriste, Nouvelle vague au cinéma et au théâtre, parc industriel florissant…) et les orchestres de bossa jouent de toutes parts dans la zone sud : clubs, restaurants et bars dansants sur Copacabana ou Ipanema… Il reste que cet imaginaire brésilien se cantonne in fine aux quartiers chics de Rio de Janeiro, éternelle vitrine du pays.
La Bossa a elle aussi suivi ce mouvement global. Plusieurs figures ont porté sa modernisation, tant au point de vue strictement musical que sonore. L’une d’entre elle fut un jeune batteur carioca : Ronald (Ronie) Mesquita.
Rythmiste émérite ayant pleinement fait partie de la première génération de trios de bossa inspirés du modèle trio jazz étasunien, Mesquita fut batteur pour le célèbre Bossa Três au début des années 60. On l’aperçoit d’ailleurs Ronie dans le film Rio, verão e amor (Watson Macedo, 1966), véritable fresque musicale du brésil modernisé des années 1960.
Ce trio illustre cette tendance générale à la jazzification de la bossa. Initialement portée par des malandros solitaires au timbre profond et aux textes mélodramatiques[2], elle a vu ses musiciens embrasser la formation du jazz : des trios, quartets ou quintets d’instrumentistes en costumes trois pièces et joliment peignés, jouant les standards de la bossa avec précision. Cette mutation n’est pas vectrice de perte d’authenticité, elle est au contraire incubatrice de talents et de musicalité, à l’image de Milton Banana, Os cariocas, Joao Donato, Cesar Camarago Mariano, Bossa Trio, mais aussi le fantastique Tenorio Jr., qui fut source intarissable de samples pour les DJ des années 90.
Ronie, qui avait profité de cette jazzification pour parcourir le globe en tant que batteur bossa, a vécu de belles années en oscillant entre les scènes. Jouant avec Bossa Três, mais aussi aux côtés de Sergio Mendes dans son groupe Gemini 5 & Bossa Rio, le batteur a pu jouer aux Etats-Unis, au Mexique et au Japon, trois pays très friands de bossa nova et portant une grande estime pour les musiciens brésiliens. Comme beaucoup de ses contemporains, Ronie avait aussi fait le choix de fuir la dictature militaire instituée en 1964 au Brésil, période assez creuse pour les musiciens, qui ne s’améliorera qu’à partir des années 70.
Lorsque Ronie rentre à Rio en 1971, l’ambiance a incontestablement changé. La bossa semble avoir fait son temps, et c’est plutôt du côté de la MPB et du samba-rock que se tournent les scènes branchées.
Ne souhaitant pas se cantonner au style de musique l’ayant rendu musicien professionnel, il veut monter son projet musical, non pas en tant que batteur de l’ombre mais interprète. Subjugué par les sonorités qui parfumaient ses tournées, Ronie est plein d’idées modernisatrices pour une bossa quelque peu « démodée ».
En 1972, son premier album solo paraît au Brésil et en France. Ronie n’hésite pas à s’entourer de grands instrumentistes (Gilson Pernanzetta au clavier, Rolando Faria aux percussions…) et s’impose assez vite comme une figure de la bossa moderne en Europe.
En 1975, Ronie s’entoure de la formation carioca Central do Brasil, avec laquelle il sort son second opus. Ayant atteint une certaine maturité musicale, Ronie inscrit une nouvelle fois son empreinte dans l’histoire de la bossa-nova, avec un album touffu, d’une densité remarquable.
Les musiciens égalant la créativité de Ronie ont indéniablement marqué le projet, d’où la reformulation du groupe en Ronie & Central do Brasil. Discret, le batteur ne se met pas particulièrement en scène, et l’album semi-éponyme n’invisibilise pas les autres musiciens, au contraire. En effet, Central do Brasil cumule beaucoup d’arguments sérieux. Avec des musiciens comme Octavio et Sonia Burnier, ayant tous deux formé le groupe Aquarius ; ou Jorjão, pianiste de Banda Black Rio, la formation comportait déjà de solides figures du modern jazz brésilien, en plein essor dans les années 70.
Attaché à la réinterprétation de standards (comme souvent dans la musique brésilienne), Ronie prend le projet à cœur pour y appliquer une patte bien singulière. On retrouve ainsi les ambiances lancinantes des années 50, typiques du tandem Tom Jobim / Vinicius de Moraes. Les vocalises harmonisées apposées aux textes à la plume contemplative, typiques de la bossa, viennent presque accompagner les rythmes syncopés d’un Ronie artificier, battant la mesure à la manière d’un métronome réglé sur le contre-temps. Les morceaux s’enchaînent avec une cohérence remarquable, on se perd dans une épopée musicale aux expérimentations harmoniques, mélodiques et rythmiques, dont l’impression rappelle le sable fin et le scintillement des rayons du soleil sur l’océan.
Figurative, frivole, et presque flegmatique, la bossa de Ronie & Central do Brasil illustre bien le génie musical brésilien. Combinant les sonorités obsédantes aux rythmiques endiablantes que l’on attribue bien à la fièvre du samba, le batteur propose ici une fresque sonore dont le ressenti reste immersif et émotionnel. On oscille harmonieusement entre le dansant, le groovesque, les vocalises mystifiantes, en abordant le mélancolique et sa tendance à faire languir les âmes.
Le batteur ne reproduira pas d’autre disque. Comme plusieurs éminents créateurs de musique, il peut se targuer d’une discographie sans faute qui culmine avec son projet Ronie & Central do Brasil venant ponctuer sa carrière : véritable paysage sonore aux airs d’impressionnisme, l’album vient cristalliser la saudade bossanovesque chère à l’artiste, dans une ultime sensation de vents d’Atlantique.
Sorti sur le label Tapecar Gravações au Brésil, cette perle d’ingéniosité musicale sera restée sans réédition avant les années 2000, où quelques labels japonais presseront l’album au format CD. Repressé en 2019 par les Portugais de Mad About Records, le disque vinyle ne se rend abordable et accessible que très tard.
[1] Tom Jobim et les textes de Vincius de Morais, poète et diplomate ; Nara Leão et sa voix feutrée ; mais aussi l’inimitable Joao Gilberto.
[2] A simple titre illustratif, la série Coisa Mais Linda, produite par Giuliano Cerdoni et Heather Roth en 2019, qui reste au demeurant très appréciable.