Rubén Blades & Willie Colón – Siembra (1978)


Siembra, c’est l’histoire d’une collaboration entre deux hommes qui n’ont rien en commun, et qui n’auraient même jamais dû se rencontrer. A ma gauche, l’intello panaméen Rubén Blades ; à ma droite, le gamin des rues new-yorkaises Willie Colón. Rubén est né dans la soie à Panama City, Willie dans le barrio pour immigrés portoricains de Spanish Harlem. L’élève modèle Rubén se destine à une carrière d’avocat ; la découverte du trombone sauve Willie de l’impasse. Les années 60 défilent, la salsa naissante enfièvre les rues de la Grosse Pomme : c’est l’heure des premières réussites de Willie, l’heure des premiers enregistrements avec le compère Hector Lavoe, voilà les deux enfants terribles de la salsa aux portes de la gloire. Rubén, dans le même temps, enchaîne les années d’études et découvre le militantisme.

Nous voilà en 1970, le rythme des congas s’est emparé du monde, Willie est l’une des figure de proue du plus important des labels de salsa, Fania Records. Comment l’anonyme Rubén va-t-il croiser sa route ? Comment en viendront-ils à enregistrer ensemble d’inoubliables albums à l’approche des 80’s ? Grâce à une belle amitié ? Tout au contraire : c’est l’aversion qu’ils s’inspirent mutuellement qui mettra fin à leur carrière commune. Entretemps, ils auront mis au monde un disque ahurissant, introduisant la politique et la chanson à texte dans la salsa, bousculant tous les codes du genre : Siembra, le plus grand succès commercial de l’histoire de Fania.


Tout plaquer et signer chez Fania

Revenons au Panamá, en 1970 ; Rubén a des ennuis en politique et des envies de chanson. Il s’exile à Miami, puis gagne New York où il produit quelques singles avec des groupes de passage. Pas suffisant pour attirer l’attention de Jerry Masucci, le boss de Fania Records. Rubén va entrer dans le saint des saints par la petite porte : il s’engage avec le label en tant que gestionnaire du courrier. Un poste peu reluisant, mais qui lui permet s’infiltrer dans les sessions d’enregistrement, de nouer des liens avec tout le monde, de refourguer ses textes à des stars de la salsa. Il fait reconnaître à la dure ses talents de chanteur et de compositeur et en 1975, c’est la consécration : trop dépendant d’un Hector Lavoe consumé par ses problèmes de drogue, Willie se cherche un nouveau frontman et embauche notre panaméen. Album de la passation de pouvoir, The Good, the Bad and the Ugly réunit les trois hommes ; dès 1976, Hector est écarté, Willie & Rubén publient leur premier disque en duo, l’excellent Metiendo Mano. Deux ans plus tard, retour en studio, pour la genèse de Siembra.


 
Focus n°1 : Plástico
  
 «  C’est une ville de plastique aux édifices cancéreux 
 Ce n’est pas le soleil, mais un dollar qui s’y lève le matin
 Là-bas personne ne rit, personne ne pleure
 Et les gens ont un visage de polyester
 Ils écoutent sans entendre et regardent sans voir
 Ils ont vendu, par commodité,
 Leur raison d’être et leur liberté
  
 Mais, mesdames et messieurs, au milieu du plastique
 On voit aussi des visages d’espérance
 On voit les visages fiers qui travaillent pour une Amérique Latine unie
 Et pour des lendemains de liberté » 

Le duo donne le ton dès les premières notes : Siembra ne sera pas un album comme les autres. Musicalement déjà, puisque Plástico commence avec une longue introduction à la sauce disco. Une manière pour Willie d’étaler ses talents d’arrangeur, et de faire taire tous ceux qui murmurent que les musiciens de salsa sont incapables de s’adapter à un autre style. Une nouvelle surprise nous attend lorsque le chanteur entre en scène : au lieu d’un hymne à l’amour et à la danse, Rubén se lance dans une longue diatribe politique. Du jamais vu dans un disque de salsa.



Salsa de journalistes

En studio, le duo s’entoure des musiciens habituels de Willie ; saluons la présence de José Mangual Jr aux percussions, et d’Adalberto Santiago aux chœurs. Pour ce disque qu’il veut total, universel, Willie fait évoluer son orchestration : fini l’urgence et la violence des cuivres qui ont fait sa renommée, il sait ici les domestiquer, verser dans le feutré, composer un écrin pour la voix et les textes de son acolyte.

Utilise ta conscience, latino ! Ne la laisse pas s’endormir ; ne la laisse pas mourir !

Siembra, introduction de la chanson-titre

Parlons-en, de ces textes. Tous composés par Rubén, à l’exception d’Ojos écrit par le poète Johnny Ortiz, ils constituent la véritable révolution de l’album. Fini l’hédonisme, place à la métaphore existentielle de Buscando guayaba, au conte cinématographique de Pedro Navaja, au discours politico-philosophique de la chanson-titre, Siembra. Face à l’inaction des masses sud-américaines et à la politique d’assimilation menée par les Etats-Unis, Rubén cherche à créer une conscience politique latina. Une intellectualisation du genre qui en fera tiquer certains ; et en particulier le boss du label, Jerry Masucci, qui s’écrie « j’ai l’impression de lire un journal » en en découvrant les textes. N’en déplaise aux sceptiques, la réception de l’album sera phénoménale.


 Focus n°2 : Pedro Navaja
  
 « Au coin du vieux quartier, je l’ai vu passer
 Il avait cette allure qu’ont les voyous quand ils marchent
 Les mains toujours dans les poches de son manteau
 Pour qu’on ne sache pas laquelle tient le poignard
 
 Il porte de travers un chapeau aux larges bords
 Et des chaussures légères pour prendre la fuite en cas de problème
 Des lunettes noires pour qu’on ne sache pas ce qu’il regarde
 Et une dent en or qu’on voit briller lorsqu’il sourit » 

Ainsi commence le portrait du bandit Pedro Navaja. Pendant sept minutes, Rubén va déployer tout son talent de conteur pour nous plonger dans les bas-fonds de New-York, créant un véritable film noir dans lequel se côtoient et s’affrontent un tueur, une prostituée et un alcoolique. En coulisses, Willie compose un ascenseur musical au service du récit, allant de discrètes percussions jusqu’à un climax cuivré à l’intensité redoutable. A la fin du morceau, la tragédie est jouée, les cartes rebattues, et on garde en mémoire l’avertissement du poivrot : « la vie te réserve bien des surprises … » Cultissime.



Les graines du succès

A la surprise générale, Siembra s’impose dès sa sortie comme le plus grand succès commercial de l’histoire du label. Les ventes décollent, en particulier à l’international. C’est que Siembra s’adresse à tout le monde : ses musiques, composées et jouées de mains de maîtres, enchantent les auditeurs traditionnels de salsa. Ses histoires urbaines au suspense insoutenable chargent l’album d’attraits et de mystères. Sa dimension politique attire de nouveaux auditeurs, universitaires, latinos exilés à cause des dictatures ; ses références au folklore latinoaméricain accélèrent sa diffusion dans tout le continent … Pari audacieux mais pari gagné : notre duo, finalement, a prouvé la véracité de ce qu’avance Rubén dans le texte de Siembra. Ils ont planté des graines, et récolté des fruits à la mesure de ce qu’ils avaient semé.


Focus n°3 : Maria Lionza   « Dans les montagnes du Venezuela Vit une déesse, une noble reine De grande beauté et de grande bonté Aimée par la nature Et illuminée de charité   La lune, le soleil, le ciel Et la montagne sont ses compagnons Les rivières, les crevasses et les fleurs Sont ses messagers Elle veille sur ses terres Et protège le destin des latinos Qui est de vivre uni et en paix »

Sur les percussions tribales et les entrelacs de piano et de cuivres orchestrées par Willie, Rubén brosse le portrait poétique d’une déesse du folklore vénézuélien, se l’approprie pour faire de Maria Lionza la métaphore d’une conscience politique sudaméricaine. Eloge de la nature, enracinement dans les traditions populaires, confiance en de beaux lendemains, ce morceau est le parfait contrepoint du tableau urbain et apocalyptique présenté dans Plástico : la boucle est bouclée.


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