Un Hector, des plaisirs

Heitor dos Prazeres (littéralement, Hector des Plaisirs) n’a pas de plaisant que le nom. Auteur d’une œuvre délicieusement plurielle où les arts dialoguent et les sens se régalent, il puise son inspiration dans son peuple pour le plus grand bonheur de la nation brésilienne, et d’autres curieux, par-delà les frontières…


Né en 1898 à Rio de Janeiro, Heitor grandit autour de la Praça XI, un quartier populaire surnommé « Pequena Africa » où s’entassent les populations afro qui affluent dans la capitale depuis la récente abolition de l’esclavage. Ayant pour oncle un des pionniers du carnaval carioca (de Rio), ce dernier lui offre un cavaquinho (petite guitare à quatre corde qui deviendra centrale dans la samba) et l’introduit, dès le plus jeune âge, dans les maisons des « tantes bahianaises ». Ces femmes, venues de Salvador de Bahia et attachées à leurs racines africaines, ouvrent grand les portes de leurs antres, rares lieux où l’on peut venir pratiquer, à l’abri des regard, les cultes afro-brésiliens, et qui deviennent de véritables repaires pour une multitude de musiciens de l’époque. Des fêtes interminables s’y déroulent. Un rien devient une percussion. On exulte, on danse et on tente de se prémunir de l’intense répression policière. Le samba* est alors en pleine gestation, et Heitor baigne dans son liquide amniotique.

*Initialement féminisé dans la langue française pour faire référence à la danse, le genre masculin utilisé en portugais est préféré pour parler du genre musical samba



Aux côtés de Joao Da Baiana, Donga ou Ismael Silva, Heitor fera partie des « sambistas » de la première heure, composant et jouant dans les maisons des tantes qu’il fréquente depuis l’enfance. Il participera par ailleurs activement à la création des premières écoles de samba vouées à devenir de colossales institutions du carnaval carioca. Interprète mais surtout compositeur, il sera l’auteur de quelques morceaux, qui, passés dans la posterité, continuent d’être enregistrés par les artistes brésiliens et de résonner lors des « rodas » qui font vivre au jour le jour le samba.

Mais Heitor ne se contentera pas de composer ou de jouer le samba. Ce samba qu’il vit, ce samba qu’il respire, Heitor le peindra également. A 39 ans, sa femme décède et il trouve dans la peinture un exutoire. Autodidacte, il passe rapidement de l’aquarelle à l’huile et crée des toiles pleines de vie et de couleurs. « La vie du peuple brésilien est fait de jouissance et de souffrance » confie Dos Prazeres, un an avant sa mort, dans un poétique mini-documentaire dont il est le narrateur. C’est la vie de ce peuple que peint Heitor.

« Je suis Heitor Dos Prazeres,  c’est mon nom, Heitor Dos Prazeres. Ce plaisir qu’il y a dans mon nom, c’est le plaisir que je partage avec le peuple. Ce peuple qui souffre, ce peuple qui travaille, ce peuple heureux et dont je partage le bonheur. Ce bonheur, la souffrance de ce peuple, c’est ce qui m’oblige à travailler, c’est ce qui me transporte jusqu’à la toile.»

Heitor Dos Prazeres, 1965

C’est donc le quotidien oxymorique du peuple, cette souffrance heureuse qui marque l’œuvre de Dos Prazeres. Un peuple noir, qui habite les morros (ces collines de jungle qui disparaissent sous l’habitat anarchique des favelas) et dans les veines duquel coule le samba. Le luxe et la blancheur hâlée de la zone sud de Copacabana ou d’Ipanema sont bien loin de son univers pictural. Les protagonistes sont afrobrésiliens et les scènes extérieures représentent l’environnement dans lequel grandit et évolua l’artiste.

La rue, la favela, l’activité remuante qui les animent, mais aussi l’intérieur des demeures où devaient se retrancher les amants du samba pour jouer des heures durant avant que ce dernier ne soit toléré puis commercialisé. De fait, c’est dans la sphère privée, dans l’ambiance familière et feutrée de maisons particulières que s’est formée l’expression spontanée et emblématique du samba : la roda. Cette réunion circulaire de musiciens, percussionnistes improvisés et danseurs qui créent et se laissent emporter par la rythmique syncopée est omniprésente dans l’œuvre de l’artiste.l


On remarque ici le regard vers le haut et la présence du motif rayé, caractéristiques de l’œuvre d’Heitor Dos Prazeres.

« Quand je peins je rêve. Je rêve de musique, je rêve de moments amoureux, je rêve de bonheur. Enfin,je rêve de tout, et c’est ma richesse. Je peins des choses que j’ai vécu et qui existent encore : ces bals, ces macumbas, ce samba, toutes ces choses qui existent tellement que moi-même j’existe avec elles. »

Heitor Dos Prazeres, 1965

Si le peintre quitte l’intimité intérieure et musicale, c’est pour rêver et revivre des scènes à l’air libre qui lui sont tout autant chères, familières et non moins musicales. Tantôt elles sont ouvertement festives, tantôt elles transpirent le labeur, la sueur, mais invitent aisément l’observateur envoûté à se laisser aller à l’imagination auditive de chants incantés à l’ouvrage, laissant la part belle à cette douleur double-face, à cette souffrance allègre que cherche à nous conter Heitor.


Quand la fête et le rythme s’invitent sous le soleil tropical, il met en lumière des espaces et des moments emblématiques de la réalité musicale brésilienne : le carnaval, les arcs de Lapa (encore aujourd’hui haut lieu de la fête carioca), et le terreiro, cet espace de terre battue caractéristique de la sociabilité afro-brésilienne qui se substitue progressivement à l’intérieur dissimulé des maisons des tantes bahaianaises pour la pratique des cultes et rythmes initialement prohibés. Ce sera aussi l’espace privilégié des écoles de samba jusqu’à ce que leurs infrastructures se modernisent.


Heitor peindra jusqu’à sa mort, dans son atelier de Praça XI. Humble et fidèle à ses origines, il ne quittera pas le quartier de ses premières années et souffrira de son succès. « La souffrance de l’artiste c’est de se sentir commercialisé » lâche-t-il dans l’intimiste documentaire déjà cité. Révélé au public lors des biennales de Sao Paulo de 1951 et 1953 son art est dès lors recherché, acheté et vendu par des amateurs que tout sépare du peuple qu’il dépeint.

Rien n’enlèvera néanmoins au « Rei do samba », l’émotion franche et colorée de son oeuvre, le sublime univers populaire dans lequel elle baigne, ni le subtil dialogue établi entre musique et plastique. Né seulement dix petites années après l’abolition définitive de l’esclavage dans le pays, c’est un artiste complet qui meurt à Rio en 1966, un chantre de l’afro-brésilianité qui aura exalté avec brio la joie et la souffrance du peuple parmi lequel il vécut.

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